Celui qui a vu trop grand (1/3)
Le premier supermarché illégal sur Tor, Silk Road, pose en 2011 un problème inédit à la justice américaine.
Bonsoir!
Merci pour votre fidélité, voici votre nouvel épisode de Pwned. Ce soir, on commence une nouvelle série pour parler du marché illégal en ligne Silk Road, fondé par Ross Ulbricht.
Mais déjà, deux remarques. Si vous voulez profiter de la mise en page offerte par la version en ligne, plutôt que ce simple mail, cliquez sur ce lien. Et vous n’êtes pas inscrit à la newsletter, direction ce bouton:
Alors le dossier de Silk Road, ou plutôt l’affaire Ross Ulbricht, est une histoire particulièrement tentaculaire, et vraiment incroyable par certains de ses épisodes (d’ailleurs on en a fait un film, un navet disent certains commentaires).
Il y a donc beaucoup de choses à dire, je pense qu’on y reviendra à plusieurs reprises. Je ne vais donc vous raconter que quelques pans de l’histoire.
Pour cette série en trois volets, on va se centrer sur les enquêteurs. Si vous voulez en lire plus, il y a par exemple ce feuilleton du Journal du coin.
Mais revenons onze ans en arrière, le 1er mars 2011. Un internaute annonce sur le forum bitcoin.org la création de la place de marché Silk Road. “Pour ceux qui ne connaissent pas, c’est un marché en ligne anonyme”, promet-il. “Nous préparons quelque chose de grand, quelque chose qui peut vraiment faire bouger les choses”, ajoute-t-il.
Et effectivement, Silk Road est révolutionnaire: pour la première fois, un site marchand s’appuie sur le réseau Tor pour assurer l’anonymat des utilisateurs, adossé au tout jeune bitcoin. La cryptomonnaie est vue comme une facilité de paiement et une garantie de confidentialité.
Silk Road signifie “La route de la soie” en français, du nom de ce réseau de routes commerciales entre l’Asie et l’Europe. Une référence qui véhicule un imaginaire assez intriguant. Voici donc l’acte de naissance de ce site, qui va devenir un Amazon-like du crime, principalement axé sur les stupéfiants et des services de hacking.
Son fondateur, c’est Ross Ulbricht. Il n’a alors même pas la trentaine. Ce Texan diplômé en sciences est un libertarien, ces adeptes d’un Etat fédéral réduit au maximum. Après ses études, il s’est d’abord investi dans un site de revente de livres d’occasion. Mais finalement, il lâche l’affaire pour se consacrer à un mystérieux nouveau projet.
Le jeune homme se borne simplement à dire sur Linkedin qu’il veut “utiliser la théorie économique comme un moyen d'abolir l'utilisation de la coercition et de l'agression parmi l'humanité”.
“La meilleure façon de changer un gouvernement est de changer l'esprit des gouvernés, ajoute-t-il. À cette fin, je crée une simulation économique pour donner aux gens une expérience de première main de ce que ce serait de vivre dans un monde sans recours systémique à la force.”
Ross Ulbricht parle bien de Silk Road, un site essentiellement dédié à la vente de toutes les drogues illégales, mais aussi d’outils d’intrusion informatiques particulièrement puissants.
Attention, il ne faut pas noircir le tableau. On y trouve également son club de lecture consacré à son hobby, l’économie libertarienne.
Les ventes d’armes seront elles finalement fléchées vers Armory, un site similaire qui périclitera. A quoi bon s’embêter aux Etats-Unis à acheter son arme sur un marché noir quand il suffit d’aller au supermarché du coin?
Mais globalement, Ross Ulbricht a vu juste avec sa création. Très rapidement, le site trouve son public. La presse en parle, le premier à en parler est cet article de Gawker. L’engouement est tel que de nombreuses agences de police américaines s’intéressent au dossier. Il y a le bureau fédéral d’enquêtes judiciaires (FBI), l’agence anti-drogue (DEA), le ministère de l’Intérieur (DHS), les impôts (IRS), le Secret service, etc.
A Baltimore, un groupe de travail - souvenez-vous de The Wire - sera lancé en septembre 2011 pour centraliser tout cela, ironiquement baptisé “Marco Polo”. C’est certainement la plus grande chasse à l’homme numérique du moment. Mais pour réussir à identifier un suspect sérieux, il leur faudra attendre deux ans.
Cela peut vous sembler long, mais rappelez-vous que les premiers enquêteurs de cette affaire ont finalement dû défricher un nouveau domaine. Voilà pour la défense de l’investigation. Car si on analyse l’affaire aujourd’hui, on peut remarquer que:
les investigations sur Silk Road ont été laborieuses, avec des guerres intestines entre agences qui ont visiblement freiné leur aboutissement;
ces investigations ont même été dangereuses, avec des enquêteurs qui se sont brûlés les ailes au contact d’une nouvelle matière dangereusement inflammable, le bitcoin;
l’enquête, sujette à controverse, a été boostée par des techniques innovantes alors dédaignées.
Si on résume les choses, les polices américaines ont travaillé sur trois axes majeurs. Intéressons-nous au premier pour ce soir. Il est assez classique. Il y a un site qui propose des stupéfiants? Et bien on va faire une enquête de stups.
On va acheter des produits pour identifier les vendeurs. Il n’y a pas eu une seule enquête de ce type mais une floppée, je ne sais pas s’il y a un décompte public exact. L’un des chefs de ces enquêtes, c’est Jared Der-Yeghiayan. C’est alors un agent spécial de l’US Department of Homeland Security, la sécurité intérieure, qui suivra l’affaire jusqu’à sa résolution.
A l’aéroport international de Chicago, dans la zone de fret et de traitement du courrier, il tombe sur un colis contenant une seule pilule d'ecstasy. Alors qu’il traque d’habitude des colis avec plus de marchandise, il y a de nombreux courriers dans le même cas. Le signe que quelque chose est en train de changer dans le commerce de drogues.
En allant taper à la porte d’un des destinataires, il découvre l’existence d’un site dénommé Silk Road. Silkroad.com?, bluffe-t-il. Pas du tout, c’est un site en .onion (l’extension pour surfer sur Tor) , lui répond le destinataire, qui se défausse sur son coloc’. Ah oui bien sûr, je savais, c’était juste un test, répond-il.
Assez classiquement, les enquêteurs créent un faux compte, “Dripsofacid”. “Gouttes d’acide” doit leur permettre d’acheter sous couverture des drogues, en se faisant passer pour des consommateurs. C’est ce que les flics appellent dans leur jargon des coups d’achats, une méthode couramment utilisée par les services de lutte contre le trafic de stupéfiants.
En tout, Jared Der-Yeghiayan va piloter 52 transactions, provenant de dix pays, pour essayer de démanteler les filières. Par exemple, les vendeurs utilisent souvent le même type d’enveloppe ou de faux logos. Donc si on en a vu une, on peut espérer détecter les autres. Les colis et les lettres sont également soigneusement analysés pour tenter d’y retrouver des indices, comme des empreintes.
Cette méthode produit des résultats. Un utilisateur du site, George, alias Digitalink, fait par exemple une erreur fatale : il réclame un colis bloqué par les douanes, convaincu qu’il pourrait récupérer son envoi. Son arrestation permet d’avoir accès à son compte, et donc de remonter les transactions. Mais c’est un peu comme si on vidait l’océan à la petite cuillère, vous ne trouvez pas?
En raison du succès de Silk Road, il y a de plus en plus de vendeurs, de plus en plus d’acheteurs, et donc de plus en plus de colis et de lettres… Les enquêteurs vont devoir changer de stratégie et s’attaquer directement à la tête du réseau, c’est ce que nous allons voir la semaine prochaine.
Bonne soirée,
Gabriel
Relecture: Mnyo
PS: L’histoire vous a plu? Pour me payer une bière - par exemple une Tsingtao- c'est ici ou sur mon wallet BTC (bc1qhx49fpxcnlpe35z4z2j4wmrazpvz7a3ejm4rex).
Sources
Silk Road: anonymous marketplace. Feedback requested :)
Les libertariens américains, ces républicains d’un « genre différent »
Ross Ulbricht, Investment Adviser and Entrepreneur
The Underground Website Where You Can Buy Any Drug Imaginable
Pourquoi il faut (re)voir The Wire (OCS), le chef-d’œuvre de David Simon
L'incroyable enquête qui a mené à la chute du premier supermarché du Dark Web
Jared Der-Yeghiayan Director | Advanced Cybercrimes & Engagements (ACE) Team | Recorded Future
Homeland Security Officer: How I Busted The Web's Biggest Illegal Marketplace
Feds Reveal Arrest Of Another Silk Road Vendor, Did He Become An Informant?