Celui qui aimait trop sa barbe (1/3)
Premier volet de ce premier épisode de Pwned sur l'affaire OxyMonster, ce vendeur très actif sur Dream Market.
Bonjour,
Tout d’abord, merci pour votre intérêt pour Pwned. Vous êtes plus de 400 (humains et bots) à vous être inscrits, suite à l’annonce du lancement de la newsletter, et ça fait plaisir de voir que ce thème intéresse.
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Alors pour ce premier épisode, j’ai décidé de vous parler du dossier OxyMonster, une affaire qui avait fait beaucoup de bruit il y a quatre ans.
Pour que l’histoire reste lisible, j’ai découpé mon texte en trois parties, vous recevrez la suite du feuilleton demain et après-demain. Mais dites-moi, pour les prochaines fois, si vous préférez recevoir toute l’histoire d’un bloc ou par tronçons.
Prêts? Alors on commence.
Ce jeudi 31 août 2017, il est 13h25 et le vol Delta Air Lines 83 en provenance de Paris vient enfin d’atterrir à Atlanta après neuf heures de vol. Dans l’avion, deux passagers s’ébrouent laborieusement. Gal Vallerius est avec sa compagne, Yasmin. Leur voyage n’est pas encore fini. Ils ont encore une correspondance pour rejoindre leur destination finale, Austin, au Texas.
Cela fait deux ans que le couple vit à Plusquellec, dans les Côtes d’Armor, à mi-chemin entre Carhaix et Guingamp, en plein Kreiz Breizh, le Centre-Bretagne. Un coin très rural, pas mal prisé des Anglais, et très attachant, je vous l’assure - j’ai travaillé six mois à l’agence de Pontivy de Ouest-France.
Le couple et leur enfant mènent une vie discrète, ils roulent en Twingo, c'est dire. Et tous les matins, l'homme part faire une balade sur un chemin de randonnée. La vie, la vraie, la Bretagne.
Sur un forum, repéré par Le Monde, Gal Vallerius donne un aperçu de sa routine bretonne. “On se lève normalement vers 10 heures. Je bois généralement du thé (seulement de l’earl grey de twinnings), je vais sur le PC, je regarde mes mails et d’autres trucs”.
Avant de glisser qu’il “fait aussi pousser d’autres trucs ailleurs, si vous voyez ce que je veux dire”, dans son jardin. Vous voyez ce qu’il veut dire?
Bref, des gens sympathiques et serviables, diront les voisins, qui n’ont pas vu Gal parader avec son fusil à lunette de visée. A peine étonnés par le hobby pas courant de Gal Vallerius, actif sur twitter et Instagram: la barbe.
Il faut appeler les choses par leur nom. Cet homme de 35 ans est ce qu’on appelle un pogonophile. C’est d’ailleurs la raison de son premier voyage outre-atlantique. Le hipster doit participer aux World Beard and Mustache Championships, catégorie “Full-Beard” avec sa belle barbe rousse d’une trentaine de centimètres.
Deux ans auparavant, il avait été classé huitième dans la même compétition. Un score honorable, mais le breton peut sans doute faire mieux, qui sait ?
Tout cela pour dire que le français (également britannique et israélien) est très impatient d’arriver à Austin. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il est très attendu, et pas seulement au Texas.
Cela fait six jours que l’agent Lilita Infante, de la DEA, l’agence anti-stupéfiants américaine, a appris que Gal Vallerius allait se rendre aux Etats-Unis. Six jours: il n’y a rien de trop pour cette spécialiste des cryptomonnaies diplômée de Harvard, basée à Miami, pour peaufiner les détails de la future arrestation.
Pour la DEA - l’enquête va également impliquer le FBI, l’IRS, les Douanes, ou encore Europol - ce vol est inespéré. Cela fait maintenant environ deux ans que l’agence s’intéresse de près à l'un des marchés noirs de l’internet, Dream Market. Et leur enquête vient soudainement, en quelques semaines, de s’accélérer.
Pour les enquêteurs américains, la vie paisible de Gal Vallerius en Bretagne dissimule les ventes fructueuses d’OxyMonster sur ce coin sombre du net. Un branle-bas de combat un peu étonnant pour un simple vendeur comme il en existe des milliers, mais on y reviendra.
Un petit rappel sur ces marchés noirs. Après la création de quelques sites marchands de substances illicites, rapidement fermés par les autorités, Silk Road est le premier site à mixer deux innovations: l’utilisation du logiciel Tor et l’emploi d’une cryptomonnaie, le bitcoin, à la place des services de paiement classiques.
Pourquoi est-ce que cela change quelque chose? En résumant à grands traits, Tor va permettre aux internautes de naviguer de manière anonyme sur Silk Road. Tandis que l’utilisation d’une cryptomonnaie doit permettre de faciliter et de masquer le paiement d’un produit illicite.
Tout cela, évidemment, c’est en théorie. Silk Road, qui se rêvait en Amazon-like, ferme finalement ses portes en 2013 (on en reparlera). On y trouvait essentiellement des stupéfiants, et aussi des logiciels de hack ou des faux papiers destinés à des fraudes diverses.
Comme la nature a horreur du vide, après la chute de Silk Road, d’autres plateformes émergent. Avant d’être fermées à leur tour par les autorités judiciaires, qui sont alors remplacées par de nouvelles, etc.
Rien ne dit que ce jeu du chat et de la souris soit éternel. Si la plateforme russophone Hydra a des velléités de conquête du monde - son initial coin offering censée financer en cryptomonnaie ses ambitions mondiales a été ajournée -, une grande partie du trafic de drogue dématérialisé semble désormais passer par les messageries chiffrées, comme Telegram, beaucoup plus simples d’accès pour les consommateurs.
Tout cela pour dire que l’une de ses plateformes illégales qui fleurissent dans les années 2010, c’est Dream Market. On est alors en 2013. “Tout a commencé comme dans un rêve, un rêve que notre équipe a rendu réel, le bitcoin et Tor se sont mariés, et voilà, nous sommes arrivés”, se souvient l’un des administrateurs, SpeedStepper, dans une interview datant de mai 2018.
Sur Dream Market, les agents de la DEA tentent d’abord quelques coups d’achats, en achetant du LSD à ReximusMaximus, de l’hydrocodone, un opioïde, à Digitalpossi2014, et de la crystal meth (la drogue synthétisée par Walter White dans Breaking Bad) à MethForDummies. L’opération permet de confirmer que oui, on peut bien acheter des stupéfiants illégaux sur Dream Market. Mais comme le site fournit un service de mixage de bitcoin, l’enquête s’arrête là.
Alors un mixeur de bitcoins, c’est quoi? Avec une cryptomonnaie, tout est tracé. Même si on ignore l’identité réelle du propriétaire d’une adresse bitcoin (une suite de caractères abscontes), on peut suivre les transactions dans le grand livre de registre. Théoriquement, on peut donc, en suivant l’argent, retrouver à la fin de la cascade d’échanges le vendeur.
Mais il est possible de brouiller les pistes pour empêcher d’identifier qui a acheté ou reçu une transaction: c’est le mixeur. En gros, ce dernier agit comme une boîte noire. Il va recevoir des bitcoins, les séparer en fractions, les mélanger puis les renvoyer aux bénéficiaires. Impossible dès lors de tracer le cheminement financier. On ne sait plus d'où vient le bitcoin reçu.
La DEA va donc devoir trouver une autre piste si elle veut avancer dans son enquête. Et c’est là que Gal Vallerius va donner aux enquêteurs américains un sacré coup de main...
On se retrouve demain pour la suite?
Bonne soirée,
Gabriel
Relecture: Mnyo
PS: L’histoire vous a plu? Pour me payer une bière - un imperial stout s’il vous plaît - c'est ici.