Celui qui était un misogyne ultra-conservateur
Ou comment Alpha02 se fait finalement arrêter sans avoir pu verrouiller son ordinateur, livrant ainsi les secrets de son marché noir à la police.
Bonjour,
Bienvenue pour la fin de cet épisode de Pwned sur la traque d’Alpha02, le fondateur du marché noir AlphaBay. Mais tout d’abord, si vous n’êtes pas inscrit à cette newsletter sur le cybercrime, voici le formulaire pour recevoir directement dans votre boîte mail les prochaines histoires.
La semaine dernière, je vous ai expliqué comment les policiers américains ont réussi à identifier Alpha02. Ce dernier s’appelle en réalité Alexandre Cazes, c’est un Canadien qui mène désormais la grande vie en Thaïlande. Surveillé par la police locale, Cazes se révèle être un client assez dur à pister. Marié à une fille du pays, il reste la plupart du temps chez lui, puis quand il sort il fonce sur la route avec ses voitures de luxe.
Le journaliste Andy Greenberg raconte dans son livre les déconvenues des policiers thaïlandais : par exemple, la balise GPS ne peut pas être collée au châssis de sa Lamborghini, trop bas. Malgré cela, cette surveillance permet d'étoffer un peu le profil du personnage. Certaines de ses escapades se révèlent ainsi être des rendez-vous extraconjugaux.
Cela éclaire la psychologie d’Alexandre Cazes. Les bleuettes racontées sur Skyblog semblent bien loin. Tout laisse à penser que le pseudo Alpha02 fait référence à la notion de "mâle alpha" issue de la communauté des “pick-up artistes”, ces hommes qui se targuent de maîtriser les codes de la séduction.
Être un mâle alpha, cela veut dire être un homme dominant qui arrive à obtenir le plus de faveurs sexuelles des dames. Comme le rappelle cette tribune parue dans L’Obs, c’est une notion extrêmement problématique qui rejoint celle des incels, ces hommes frustrés d’être célibataires, le tout baignant dans une nauséabonde idéologie d’extrême-droite.
Alexandre Cazes a les deux pieds dans cet univers. Sur le forum masculiniste, raciste et homophobe de l'influenceur Roosh V, il s’appelle Rawmeo. Il se plaint d’avoir été éduqué par sa mère et d’avoir loupé la transmission de valeurs “masculines”, à savoir l’utilisation d’une tronçonneuse, la moto, le karting, la séduction des filles et le changement de pneus.
Il y raconte qu'il vit en Thaïlande pour y trouver des femmes vierges, il déblatère sur le fait que le Québec est une région où les réfugiés musulmans entrent trop facilement à son goût, s’y reproduisant “comme des punaises de lit”, avant de se lamenter à propos d’une femme ayant “été empoisonnée par le féminisme”. Il se vante d’enregistrer secrètement ses ébats avec ses nouvelles partenaires. Il parle enfin longuement de son enfant à venir, avant de ne plus en parler d’un coup. Contrairement à ce qu’il espérait, ce n’est pas un garçon, mais une fille.
Dans l’un de ses derniers messages, il critique une décision judiciaire ouvrant la voie au mariage homosexuel à Taïwan, avant d'énumérer les critères de ce qu'il considère comme une vraie démocratie : un taux de natalité supérieur à 3 enfants par femme, une dette publique faible, un taux de chômage inférieur à un 1% et “de fortes valeurs familiales patriarcales”. “N’oubliez pas la règle numéro un de la politique : les gens sont stupides”, conclut-il.
Mais le plus stupide n’est peut être pas celui qu’on croit. Sur le forum de Roosh V, Rawmeo se livre un peu trop. Pour prouver qu’il est vraiment le chasseur de femmes qu’il prétend être, il envoie par exemple une vidéo de sa Porsche et d’autres photos de lui avec des liasses de billets. Et face à un internaute perplexe face à l’origine de sa fortune - ses affirmations comme quoi il serait devenu riche en investissant dans Bitcoin ne collent pas -, il explique mystérieusement : “Nous avons tous des affaires, nous avons tous nos propres moyens de gagner de l’argent”.
Encore plus intéressant pour les enquêteurs : sur le forum, il précise que le disque dur de son portable qui tourne sur Linux est chiffré, inaccessible à l’instant même où il referme son laptop. C'était déjà l'un des mécanismes de protection utilisé par Ross Ulbricht, l'administrateur de Silk Road et cela n'avait pas suffi à lui éviter d'être condamné. C'est une information capitale pour le FBI : pour réussir leur opération, il va donc falloir qu’ils arrivent à arrêter Alexandre Cazes avec son ordinateur ouvert.
Mais ce forum n’a pas fini d’être compromettant. En effet, le site signale en temps réel ses utilisateurs en ligne. Une fonctionnalité courante qui va permettre au FBI de savoir précisément à quel moment Cazes est en train de consulter son ordinateur. La police américaine commence à en savoir beaucoup. Maintenant, il faut qu’elle trouve un bon moyen de le faire sortir de sa maison quand il sera sur son ordinateur et sans qu’il prenne la peine de fermer celui-ci.
Après avoir étudié plusieurs options - un feu dans une benne à ordure, les cris d’une femme, la livraison d’un colis -, c’est finalement le scénario d’un accident automobile qui est retenu. Ce 5 juillet 2017, une voiture se rend dans l’impasse où réside Alexandre Cazes et sa famille. Dans une mauvaise manœuvre, la conductrice emboutit le portail de la maison. Ce qui rend furieux l’agent de sécurité local, qui intervient. Le bruit attire également la femme de Cazes, qui rassure la conductrice et sa passagère. Elles peuvent partir, ce n’est pas bien grave. Refus net de la conductrice, qui explique qu’elle tient à s’acquitter de toutes ses dettes.
Alexandre Cazes arrive alors, torse nu et son téléphone à la main. Le plan de la police a marché. Cette dernière a tablé sur sa misogynie, l’empêchant d’imaginer que les deux femmes dans la voiture puissent être des agents de police en civil. La Toyota avance légèrement dans l’impasse. Cazes commence à inspecter le portail.
C’est à ce moment-là que tout s'accélère. Un autre policier en civil s’empare du téléphone de Cazes. Il le passe à un autre agent. Puis plusieurs policiers arrivent en courant et se saisissent de Cazes. Un dernier agent s’engouffre dans la maison en montant quatre à quatre les escaliers pour trouver son bureau et son ordinateur portable, ouvert et déverrouillé.
Le pari du FBI vient de réussir. Cazes, dont la fortune se compte manifestement en plusieurs dizaines de millions de dollars, est arrêté. Le coup de filet vire cependant au tragique. Moins d'une dizaine de jours après son arrestation, le Canadien âgé seulement de 26 ans meurt en détention. Un suicide, pour la police thaïlandaise, qui expliquera que le jeune homme s’est pendu avec une serviette dans la salle de bains de la prison. Il ne sera donc jamais extradé aux Etats Unis, ni jugé ou reconnu coupable.
“Un assassinat !”, dénonce aussitôt sa famille au Canada. L’accusation est reprise par DeSnake, le numéro deux d'AlphaBay, dans un documentaire canadien. Cette controverse repose sur le fait que son suicide est resté hors de l’angle de vue de la caméra de vidéosurveillance de la cellule.
Les enquêteurs qui avaient eu le temps de mener son interrogatoire se souviendront d’un jeune homme qui se voyait comme un grand baron de la drogue intouchable. Un fantasme qui s’écroule avec la perspective d’une vie en prison. Dans ces circonstances, le suicide ne paraît pas si saugrenu, même s’il restera toujours une part de mystère sur les circonstances exactes de sa mort.
Les policiers américains quittent la Thaïlande sur cet échec. Mais il va y avoir un curieux rebondissement dans une autre enquête similaire. Le FBI n’est pas à l’origine de ce volet, il s’agit cette fois de la police néerlandaise. En juin 2017, la police des Pays-Bas a en effet réussi un joli coup en arrêtant les administrateurs d’un marché noir, Hansa.
Mais plutôt que de fermer le site, les policiers ont continué à faire en sorte qu’il tourne tout en prenant le contrôle de son administration. Aussi, quand au début du mois de juillet, AlphaBay est mise à terre après l’arrestation de Cazes, une grande partie de ses utilisateurs s’inscrit en masse sur Hansa. Le site devient alors l’un des plus gros marchés noirs de l’époque, le 3e selon Europol.
Ce genre de transfert a toujours été courant entre marchés noirs et avait donc logiquement été anticipé par la police néerlandaise. Qui a ainsi fait main basse sur une mine d’infos fraîches (adresses mails, comptes crypto) sur des vendeurs habitués des places de marché illégales en ligne. Avant ensuite de fermer (enfin) le rideau du marché noir.
Autant d'infos qui permettent de nourrir des enquêtes. Même si tous les vendeurs et acheteurs ne sont pas poursuivis, la confiance de ces derniers dans ce genre de plateformes vient de baisser sérieusement d’un cran. Décidément, on ne peut plus faire confiance à personne.
On se retrouve bientôt pour une histoire de cybercrime,
Bonne journée,
Gabriel
Relecture: Mnyo
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Sources
The Hunt for the Dark Web’s Biggest Kingpin, Part 2: Pimp_alex_91
« Mâle alpha », une notion répandue mais très contestée en zoologie
Posts give glimpse into mind of Canadian behind dark website
The Hunt for the Dark Web's Biggest Kingpin, Part 3: Alpha Male
Pandora Papers : le Trifluvien Alexandre Cazes cité dans la fuite de documents
Ce que l’on sait sur la mort d’Alexandre Cazes et la fermeture d'AlphaBay
Consternation dans la famille d'Alexandre Cazes
Regardez ALPHA_02 : le mystère Alexandre Cazes
Alphabay, Hansa : coup de filet monstre sur les marchés noirs