Celui qui s'appelait Dread Pirate Roberts
Bonjour !
Voici donc la suite de la rediffusion de cet épisode sur le marché noir en ligne Silk Road, fondé par Ross Ulbricht. Si vous n’êtes pas inscrit à la newsletter, direction de ce lien:
Alors je vous parlais la semaine dernière des méthodes policières pour coincer Silk Road. Donc l’identification des vendeurs, ça fonctionne, mais cela ne va manifestement pas permettre l’interpellation du patron du site, connu sous le pseudonyme de Dread Pirate Roberts (DPR).
Cette référence au personnage fictif de The Princess Bride - un chouette film, selon le relecteur de Pwned, Mnyo - est en soit un programme. Dans cette fiction, plusieurs pirates endossent successivement ce rôle pour intimider leurs adversaires.
L’utilisation de ce pseudo serait une façon de rappeler que c’est la même chose pour la direction de Silk Road. Son patron assure ainsi dans cette longue interview qu’il n’est pas le créateur du supermarché illégal, juste un repreneur.
Quoiqu’il en soit, quelle carte peuvent jouer les enquêteurs si la pêche aux vendeurs ne marche pas? Son prolongement, c’est l’infiltration. Un ancien modérateur, Nomad Bloodbath, retourné par les forces de police, va être à ce titre particulièrement intéressant.
Outre des drogues, Nomad vend des petits crânes colorés en plastique, très appréciés sur le site. Cela n’a l’air de rien mais ce détail va permettre aux policiers de remonter le fil.
Ils ciblent ainsi une ex-administratrice, Scout, qui vient de confier à Nomad qu’elle s’est fait virer. La police suggère à Nomad de lui proposer un envoi gratuit d’un crâne en plastique. Scout accepte, la police l’arrête. Et une personne de plus de retournée.
Coup de chance: Dread Pirate Roberts propose peu après à Scout de reprendre du service à la modération, sous le compte Cirrus. L’agent Jared Der-Yeghiayan, qui dirige cette opération d’infiltration, se rapproche donc du patron.
Mais il n’est pas le seul. Une autre piste est suivie par les agences judiciaires. L’opération est d’ailleurs assez machiavélique. Un agent de la DEA de Baltimore, Carl Force, se fait carrément passer pour un trafiquant d'Amérique centrale, alias Nob, prêt à racheter tout le site à DPR.
“Je suis dans le métier depuis plus de 20 ans”, Silk Road c’est l’avenir, lui écrit-il en avril 2012. Alors non, le site n’est pas à vendre, merci, sauf à un milliard de dollars. Les deux personnes échangent, discutent, et deviennent des amis. DPR conseille à Nob d’arrêter la viande, Nob déconseille à DPR le dernier Batman.
En décembre 2012, Nob se plaint auprès de DPR: il cherche soit disant à vendre de grandes quantités de cocaïne, pourrait-il l’aider à trouver des partenaires de business fiables? On le renvoie vers Flush, un des administrateurs du site, également connu sous l’alias de Chronicpain.
Son statut d’administrateur en fait une cible particulièrement intéressante. Qui est donc Chronicpain? Il s’appelle en réalité Curtis Green, vit dans l’Utah. Cet homme de 47 ans n’est pas en grande forme, ce qui explique sans doute son pseudo. Selon Wired, il cumule surpoids, quatre hernies discales, un genou enflé et des implants dentaires.
Ce mormon plusieurs fois grand-père, joueur de poker, est un dealer de cocaïne du coin adepte de Silk Road. Et donc ce matin de janvier 2013, le colis de Nob qu’il attend arrive enfin: un kilo de poudre blanche. Vous devinez la suite.
Arrêté, puis libéré sous caution, Curtis Green accepte le deal: il fait semblant d’être toujours actif et ouvre son compte aux policiers. Mais les choses ne vont pas se passer comme prévu. Dread Pirate Roberts surveille attentivement ses employés. L’absence de Curtis Green en ligne pendant plusieurs jours a éveillé son attention.
Il a découvert sur Google qu’il avait été arrêté, puis a réalisé que les 18 000 bitcoins avaient disparu, visiblement volés par Curtis Green.
Pour Dread Pirate Roberts, il y a un problème dans l’Utah, et ce problème s’appelle Green. Et qui d’autre que Nob pour résoudre ce problème? “J'aimerais qu'il soit battu, puis forcé de renvoyer les bitcoins qu'il a volés”, écrit-il au trafiquant, sans savoir évidemment qu’il s’agit d’un agent fédéral.
Pour 80 000 dollars, Nob accepte d’arranger une exécution. Au prix d’une mise en scène macabre, vidéo à l’appui, les agents fédéraux font croire à DPR qu’ils ont bien tué Curtis Green. Avec un peu de faux vomi pour faire plus vrai, si vous voulez tout savoir. Il y aura d’autres assassinats commandités, là aussi des arnaques.
“C’est à cela que les amis servent”, résume un peu plus tard Carl Force, alias Nob. C’est sûr que là, il y a un lien de confiance qui a été créé entre Ross Ulbricht et l’agent, mais à quel prix?
Parce que le résultat est en fait très moyen. On le sait rétrospectivement, mais la DEA n’a pas réussi à remonter à DPR par ce biais. Peut-être qu’avec du temps en plus, cela aurait été possible? C’est vraiment pas sûr car l’agence anti-drogues américaines a en fait perdu la main sur son agent, Carl Force, dans l’enquête.
L’infiltration a tourné au naufrage policier. Avec un autre agent, Shaun Bridges, le policier est en effet à l’origine du vol des 18 000 bitcoins un temps attribué à Curtis Green - celui là même qui a valu au dealer d’avoir sa tête mise à prix.
Mais Carl Force ne s’est pas arrêté là, il a également vendu à DPR des infos, sous l’alias de French Maid, sur l’avancement de l’enquête. A côté de cela, l’enquête française sur Haurus, qui avait fait scandale, c’est du pipi de chat.
Exemple avec cette entrée dans le journal de Ross Ulbricht. Le 13 septembre, il écrit: “French Maid affirme que Mark Karpeles a donné mon nom, je lui ai offert 100 000 dollars.”
Enfin, sous le pseudo “Death From Above”, Carl Force a tenté de soutirer 250 000 dollars à DPR. “Je sais que tu as quelque chose à voir avec la disparition et la mort de Curtis. Je voulais juste te faire savoir que je viens te chercher.”
Carl Force aurait pu, s’il avait eu toutes les infos, faire capoter toute l’enquête. Mais heureusement pour les investigations, il n’avait pas accès à toutes les pistes étudiées - cela rappelle l’intérêt de la compartimentation de l’information.
Vous imaginez le fiasco? Et que penser, comme la défense l’a soulevé, des preuves ainsi amassées par l’agent de la DEA? Ca jette un froid, non?
Mais malheureusement pour Ross Ulbricht, l’agent ne travaillait pas sur la piste la plus intéressante, juste sur celle qui a fourni le plus de matière à un polar.
La suite dimanche prochain,
Bonne journée,
Gabriel
Relecture: Mnyo
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Sources
The Untold Story of Silk Road, Part 1
MEURTRES, ESCROQUERIES ET VOL DE BITCOINS – LE CÔTÉ OBSCUR DE SILK ROAD
Affaire Silk Road : un agent fédéral condamné
Two feds who investigated Silk Road accused of stealing from it, too