Celui qui s’est réfugié dans l’ambassade
Visé par des accusations de viol en Suède, l'insaisissable Julian Assange trouve refuge à l'ambassade d'Equateur. Une fuite qui ternit considérablement son image.
Bonjour,
Bienvenue dans la suite de cet épisode de Pwned sur Julian Assange. Pour rappel, si vous aimez cette newsletter, vous pouvez en parler à vos proches.
La semaine dernière, je vous racontais l’un des échanges entre Julian Assange et sa source, Chelsea Manning. Une correspondance datant de 2010 qui va servir de pièce maîtresse à l’accusation américaine de piratage informatique, sept ans plus tard, contre le fondateur de WikiLeaks, cette plateforme destinée à faciliter la diffusion de documents confidentiels.
Quand ces poursuites sont dévoilées, l’étoile de Julian Assange a déjà considérablement pâli. Ce ternissement a commencé à l’été 2010 après des accusations de viol et d’agression sexuelle en Suède. Des relations sexuelles consenties, rétorque Julian Assange. C’est le début d’un imbroglio judiciaire qui finira par tomber à l’eau bien des années plus tard, la justice suédoise n’arrivant pas à mettre la main sur le suspect.
Cette affaire est révélatrice de Julian Assange. L’informaticien australien assure dès le départ que cette procédure n’est qu’un prétexte pour l’extrader ensuite vers les Etats-Unis. “Dans un pays plus petit comme la Suède, les Etats-Unis peuvent utiliser leur pouvoir pour faire pression sur le gouvernement et il serait donc plus facile de vous extrader de ce pays, expliquait son avocat, Michael Ratner. C’est au Royaume-Uni que vous bénéficierez du plus grand soutien et de la meilleure équipe juridique.”
Mais on pourrait aussi dire le contraire. Londres et Washington ont des liens bien plus intenses que ceux qui relient la Suède et les Etats-Unis. Le compte Twitter de Wikileaks - a priori tenu par Assange - y voit aussi un premier coup bas. Puis l’informaticien australien dénonce dans un tabloïd “un piège sexuel”. Son avocat parlera également d’un “honeytrap”, un pot de miel, et de “forces obscures” à l'œuvre. “Je n’ai jamais dit que c’était un piège”, précisera Julian Assange dans une interview assez surréaliste à la BBC. Il y explique ainsi avoir “une organisation sérieuse à diriger” et donc autre chose à faire que de prendre l’avion pour la Suède pour répondre à la justice locale.
Cette stratégie, avec une défense qui mêle arrogance et théorie du complot, sème la zizanie au sein de WikiLeaks. L'activiste informatique allemand Daniel Domscheit-Berg, qui avait été le premier à vraiment travailler avec Julian Assange, ne comprend pas pourquoi l’informaticien australien ne se met pas en retrait de la plateforme, le temps que la justice démêle cette histoire.
Cette réaction aurait été logique. Sauf que, comme l’expliquent les journalistes Olivier Tesquet et Guillaume Ledit, Julian Assange va consciencieusement faire en sorte qu’il soit impossible de distinguer l’homme de sa création, devenue son totem d’immunité. L’une des plaignantes, Anna Ardin, harcelée sur les réseaux, raconte également dans son livre ne pas comprendre ce refus de “distinguer l’organisation de son fondateur”.
Au lieu de cela, Julian Assange va faire de sa fuite un feuilleton mondial. Pour échapper en Angleterre à une extradition en Suède, il se réfugie dans les locaux de l’ambassade d’Equateur à Londres. A l’image, on le voit au balcon, toujours bien habillé, le poing levé face à ses sympathisants, comme ce 18 août 2012. Il vient d’obtenir quelques jours plus tôt l’asile politique, avec la bénédiction de Rafael Correa, le président de gauche du petit pays d’Amérique du sud.
A l’ambassade, Julian Assange s’installe dans la vingtaine de mètres carrés qui lui sont alloués, avec un lit, une douche, un four à micro-ondes et un ordinateur. C’est assez, avec son immense notoriété, pour continuer ses activités. WikiLeaks affirme aider par exemple Edward Snowden dans sa cavale. Et surtout, quelques années plus tard, l’organisation pèse de tout son poids pour contrer la candidature d’Hillary Clinton à la présidence américaine de 2016 au profit d’un certain Donald Trump, avec la publication quotidienne de messages piratés quelques semaines avant l’élection.
Rebelote un an plus tard: WikiLeaks relaie les mails volés à l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron, les “MacronLeaks”, initialement publiés en ligne de manière anonyme via une autre plateforme de partage, Pastebin. Le timing de cette publication, deux jours avant le scrutin du deuxième tour, est inquiétant. Même le controversé Juan Branco s’en émeut, c’est dire. A l’époque, Julian Assange tweete un drôle de message. Si Marine Le Pen, après Hillary Clinton, a perdu l’élection, est-ce “à cause du sexisme”? Sans doute à cause de son programme, Einstein, répondra une internaute.
En fait, l’anarchiste contempteur des puissants semble de plus en plus étrangement aligné sur les intérêts de la Russie. Le faisant donc rouler pour l’extrême-droite, la frange fan de Poutine. Assange est devenu l’incarnation du confusionnisme idéologique, relèvent Guillaume Ledit et Olivier Tesquet. En abusant de la rhétorique complotiste, “l’ancien admirateur des mouvements altermondialistes est désormais soutenu par des ultra-conservateurs”, écrivent-ils.
“Je n’ai jamais compris d’où lui venait cette obsession d’être l’objet d’un complot, signalait Daniel Domscheit-Berg. C’était presque comme s’il avait besoin de penser qu’il était l’ennemi public numéro un pour se convaincre de l’importance de son geste de résistance.” Une obsession légitime, me direz-vous, comme en témoigne cette piste d’un assassinat un temps étudiée par la CIA en 2017, après la publication de l’arsenal cyber de l’agence, Vault 7. Mais regardez bien la chronologie: Assange joue avec l’idée du complot dès le départ.
Quoi qu’il en soit, on le voit moins ou il se fait de moins en moins voir. Quand on aperçoit son visage, il est de plus en plus pâle, marqué par les stigmates de l’enfermement dans les locaux de l’ambassade. En Equateur, un nouveau président a d’ailleurs été élu en 2017, Lenin Moreno. Les relations fraîchissent. On passe sa connexion internet au compte-goutte, puis Assange est déchu de sa nationalité équatorienne tout juste obtenue.
Les comptables de Quito ont sorti la calculette. Leur colocataire leur a coûté 6,2 millions de dollars - la facture s’est élevée à 16 millions de livres sterling pour le Royaume-Uni pour la surveillance de l’ambassade. Les fonctionnaires se plaignent d’un homme de plus en plus sale, qui ne nettoie pas sa salle de bain et ne prend pas soin de son chat. Aux murs, ils auraient même retrouvé des excréments étalés sur la peinture. Bon.
Au printemps 2019, une photo scelle le sort d’Assange. On y voit Lenin Moreno allongé dans un lit, prenant la pose devant un plateau géant à base de homards. D’autres clichés, tous publiés sur un obscur site, INApapers.org,- en référence à une histoire de corruption dont on accuse Moreno - montrent le président avec son épouse pendant des vacances de luxe en Europe.
“C'était mon anniversaire, je regardais le football au lit. C'était un grand jour. Ma femme m'a offert le pyjama que je portais - et le homard - pour célébrer cette journée spéciale pour nous”, se défendra Lenin Moreno. Bien évidemment, la fuite est relayée par WikiLeaks, qui nie en être à l’origine. La plateforme de fuite de données “a piraté mon téléphone, celui de femme, et publié des photos privées de ma famille”, enrage pourtant Moreno.
Le 11 avril 2019, après 2487 jours, les portes de l’ambassade d’Equateur s’ouvrent devant Julian Assange. Il est encadré par des policiers anglais qui ont enfin obtenu le droit de venir l’interpeller. Un tribunal le condamne ensuite à 50 semaines de prison pour sa fuite après les poursuites suédoises.
C’est à ce moment-là qu'on apprend officiellement que le fondateur de WikiLeaks est poursuivi par la justice américaine depuis décembre 2017 sur la base d’un piratage informatique. En acceptant d’aider Manning à tenter de décrypter un mot de passe du réseau militaire américain, Assange se serait rendu complice.
Cette base juridique est, outre-Atlantique, à la fois un soulagement et une interrogation. Les observateurs craignent à l’époque des poursuites sur la base d’une loi sur l’espionnage datant de 1917, ce qui constituerait un précédent effrayant pour le travail des journalistes travaillant sur des documents confidentiels. Visiblement, la question des poursuites contre Julian Assange a été un gros casse tête du côté du ministère américain de la Justice au vu de la chronologie du dossier: l’échange compromettant avec Manning date de mars 2010 (le lanceur d’alerte est arrêté peu après), l’acte d’accusation contre Assange de décembre 2017.
Il s’est donc écoulé sept ans, et un changement de président, avant que les accusations judiciaires ne se matérialisent. Ce chat permet aux procureurs d’éviter de poursuivre Assange sur le terrain des fuites, un suicide judiciaire annoncé au vu de l’importance aux Etats-Unis du premier amendement de la Constitution, qui protège efficacement la liberté d’expression et de la presse.
Pourtant, c’est un choix contestable, signale un avocat, Tor Ekeland, à Wired. La loi anti-piratage de 1984 visée ne définirait pas clairement l’accès non autorisé à un ordinateur, avec pour résultat une jurisprudence contradictoire dans le pays. “Poursuivre Assange pour un crime informatique permet d’éviter le sujet tabou : il s’agit de poursuivre un éditeur d’informations d’intérêt et d’importance pour le public sur notre gouvernement.”
On en reparle la semaine prochaine,
Bonne journée,
Relecture: Matthieu Guyot de Saint-Michel et Mnyo.
Cet épisode a également bénéficié indirectement des conseils de la très pédagogue formatrice au journalisme narratif Florence Deguen.
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Sources
Julian Assange : que reproche-t-on au fondateur de Wikileaks ?
Suède : la justice abandonne les poursuites pour viol contre Julian Assange
She accused Assange of sexual assault, but is glad he’s now free
Transcript: The Assange interview
Dans la tête de Julian Assange
Le livre confession d’Anna Ardin, harcelée depuis sa plainte contre Julian Assange
Julian Assange ose s’interroger : Marine Le Pen a-t-elle perdu à cause du patriarcat ?
Enquête. La CIA a envisagé l’assassinat de Julian Assange en 2017
Celui qui n’aimait pas les mots de passe (1/3)
Pourquoi l’Equateur a-t-il lâché Julian Assange ?
This photo got Julian Assange kicked out of Ecuadorian embassy
Julian Assange : que reproche-t-on au fondateur de Wikileaks ?
How Strong Is the Government’s Technical Case Against Julian Assange?