Celui qui voulait changer le monde (3/3)
Le suicide d'Aaron Swartz va obliger l'institution judiciaire américaine à s'interroger sur ses pratiques.
Bonsoir,
On se retrouve ce soir pour la fin de cet épisode de Pwned sur Aaron Swartz. Mais avant toute chose, pour ceux qui ne sont pas inscrits, voici le formulaire pour recevoir directement ce message dans votre boîte mail.
Alors, vous vous en doutez, le suicide d’Aaron Swartz va entraîner un important renversement de la situation. L’accusation devient l’accusée. Face à un prévenu manifestement fragile, a-t-elle pris les mesures adéquates? Dit autrement, la justice américaine a-t-elle sorti le marteau pour écraser une mouche?
“La mort d'Aaron n'est pas simplement une tragédie personnelle. C'est le produit d'un système de justice pénale truffé d'intimidations et de poursuites excessives” qui a directement contribué à son suicide, écrit ainsi sa famille. Un gâchis d’autant plus tragique que le scraping de Jstor n’était visiblement qu’un projet parmi d’autres pour Aaron Swartz.
Les partisans de l’hacktiviste se sont d’abord étonnés de l’existence même de la procédure judiciaire. "C'est comme essayer de mettre quelqu'un en prison pour avoir soi-disant sorti trop de livres de la bibliothèque", indiquera ainsi à Wired David Segal, le directeur exécutif de Demand Progress.
L’une des infractions reprochées à Aaron Swartz, la fraude informatique, est jugée bien trop large et inadaptée au contexte moderne alors qu’elle s’inspire d’un texte de loi datant de l’ère des télégrammes. La défense conteste également qu’il y ait eu une intrusion informatique dans le réseau du MIT - Aaron Swartz s’est simplement branché dessus, comme cela se fait souvent dans des réseaux ouverts.
Recruté par les avocats d’Aaron Swartz, l’expert en cybercriminalité Alex Stamos a récapitulé les problèmes juridiques posés par cette affaire. A l’époque des faits, Jstor autorise des téléchargements illimités. Il n’y a donc eu aucun piratage de l’éditeur. Aaron Swartz est d’abord un jeune homme intelligent qui a trouvé le moyen de télécharger rapidement de nombreux documents, résume-t-il.
L’expert reconnaît quand même que les actions d’Aaron étaient “inconsidérées”, un terme toutefois bien en dessous de la malveillance. “Il est inconsidéré de télécharger beaucoup de fichiers sur le wifi partagé ou de parcourir Wikipédia trop rapidement, mais aucune de ces actions ne devrait conduire un jeune à être traqué pendant des années et hanté par la possibilité d'une peine de 35 ans”, ajoute-t-il.
Une deuxième série de critiques vont, au-delà du cas d’Aaron Swartz, pointer des problèmes inhérents au système pénal américain. Ainsi, pour l’un des spécialistes américains du droit high-tech, Orin Kerr, estime lui les accusations portées contre l’hacktiviste “à peu près légitimes”.
En résumé, il juge qu’il y a bien eu un accès non autorisé à un système d’information. A ce sujet, il estime que le jeu du chat et de la souris observé durant tout l’automne joue contre Aaron Swartz.
Le jeune homme avait donc conscience que son scraping n’était pas vu d’un bon œil. Il pouvait donc s’attendre à des poursuites, pas forcément malvenues d’ailleurs: il aurait pu faire d’un tel procès une tribune pour sa cause, en expliquant pourquoi il fallait réformer la loi ou les institutions pour mieux partager la connaissance.
Ok, mais même si les poursuites étaient fondées, fallait poursuivre ainsi Aaron Swartz? Pour Orin Kerr, la réponse est non. Souvenez-vous, le parquet avait proposé une peine de six mois en cas de plaider coupable. Mais il avait toutefois prévenu qu’en cas de procès, il demanderait une peine de sept ans.
C’est assez troublant de voir que pour la même affaire, l’accusation va jongler entre une peine et une autre 14 fois plus longue. Ce dossier montre, analyse Orin Kerr, que le parquet emploie de manière régulière des tactiques bien trop agressives. “Ce n'est pas de la justice, c'est du commerce de chevaux”, s’insurge d’ailleurs la spécialiste des libertés publiques Jennifer Granick.
Pour autant, est-ce qu’on peut affirmer que les magistrats sont responsables du suicide d’Aaron Swartz? Impossible de répondre à cette question. On peut remarquer que l’hacktiviste avait déjà mentionné la possibilité d’un suicide sur son blog. Mais c’était il y a six ans. Pour ses amis, le jeune homme avait d’ailleurs réussi à surmonter sa dépression, “jusqu'à ce que l'affaire criminelle ne se transforme en un cauchemar”.
Aaron Swartz, petit, frêle, timide et souvent malade, était un être à part. Capable de dormir par exemple dans un placard dans l’un de ses appartements, ou de ne manger que des aliments blancs ou jaunes, et sans fruits. De l’aveu même de son père, "Aaron était très, très fragile et très sensible, et cela a amplifié ses difficultés" scolaires. Ce qui explique pourquoi le jeune homme a quitté le lycée et étudié seul.
“Les procureurs ont entrepris la tâche difficile d'appliquer la loi”, se défendra la procureure Carmen Ortiz. Tous égaux devant la loi, suggère-t-elle. Mais “nous pouvons à juste titre juger une société par la façon dont elle traite ses excentriques et ses génies déviants”, lui répondra indirectement le très réputé professeur de droit Tim Wu.
Pour cet universitaire, l’inventeur de l’expression sur la neutralité du réseau, la mort d’Aaron Swartz est un échec judiciaire cinglant. L’universitaire rappelle d’ailleurs que Steve Jobs et Steve Wozniak, se sont aussi adonnés à des activités illégales, le phreaking, ce piratage de la téléphonie. Avant ensuite de construire la société Apple.
“Les grands opèrent presque toujours à la périphérie, résume-t-il. Aaron Swartz était un excentrique passionné qui aurait pu être l'un des grands innovateurs et créateurs de notre avenir.” D’ailleurs, même en partant si tôt, l’hacktiviste a laissé derrière lui un impressionnant héritage.
Et quelques mois après sa mort, le dernier projet d’Aaron Swartz est finalisé. C’est l’application Secure Drop, destinée à protéger les sources des journalistes. Elle est toujours utilisée, dix ans plus tard, par la presse du monde entier.
A bientôt pour un nouvel épisode,
Bonne soirée,
Relecture: Mnyo
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Sources:
Feds Charge Activist as Hacker for Downloading Millions of Academic Articles
Will Aaron Swartz's suicide spark copyright reform?
The Truth about Aaron Swartz’s “Crime”
The Criminal Charges Against Aaron Swartz (Part 1: The Law)
The Criminal Charges Against Aaron Swartz (Part 2: Prosecutorial Discretion)
TOWARDS LEARNING FROM LOSING AARON SWARTZ: PART 2
Aaron Swartz’s Unbending Prosecutors Insisted on Prison Time
Prosecutor defends her actions after Aaron Swartz suicide